I
l est de notoriété publique que la parole peut être performative, c’est-à-dire que le fait d’énoncer quelque chose le rend réel. Un juge qui déclare un homme coupable ou innocent change la réalité, un maire qui lie deux personnes par le mariage aussi. Imaginez maintenant un monde où toute croyance, si elle est partagée par le plus grand nombre, prend forme. C’est ce monde que propose The Department of Truth, où toute théorie (de la terre plate à Big Foot), si elle se diffuse suffisamment, devient réelle. Charge aux agents de cette unité spéciale de faire en sorte que ces distorsions ne prennent pas trop d’ampleur.
James Tynion IV signe ici une BD de SF fascinante à plusieurs égards. L’idée de départ joue avec les codes du genre, en retournant complètement le principe de la fiction de complot typique comme dans la série X-Files. Ici, une organisation secrète est créée. Son but n’est pas de cacher des vérités mais au contraire de participer, avec l’ensemble de la population, via la propagande, à les modifier et parfois à les créer. Par ailleurs, ce récit apparait comme parfaitement pertinent pour décrire la société actuelle, où les fausses informations et les faits alternatifs sont devenus valides politiquement, avec évidemment Trump en figure de proue.
Ce tome 5 revient aux origines du complot le plus connu et qui fascine encore les foules, l’assassinat de John F. Kennedy. Vu les épisodes précédents, ce détour par l’année 1963 paraissait en effet inévitable. Cette pause dans l’histoire principale est toutefois un peu frustrante pour le bédéphile après le flash-back déjà effectué dans troisième volet, à un moment où il semble qu’il y a tant à dire sur le monde contemporain et tant à exploiter à partir de l’excellent concept de la série. Mais ça fonctionne encore une fois, tout cela étant encore une fois très bien mis en scène. Les deux derniers chapitres, consacrés à Marilyn Monroe, questionnent le statut de la star hollywoodienne d’une manière passionnante et rehaussent l’intérêt de cette lecture.
Graphiquement la série reste de haute volée, avec le style très particulier de Martin Simmonds qui, par ses dessins torturés, hachurés, parfois difficiles à lire et la colorisation un peu baveuse, entraine le lecteur dans un état de malaise servant admirablement bien le récit. Le livre parle d’une réalité mouvante et difficile à appréhender, le dessin est à l’avenant. Ce graphisme étant tellement cohérent avec le scénario que le passage de témoin lors des histoires courtes - ici la partie sur Marilyn dessinée par Alison Sampson - est un peu décevant et la partition de l'"invité" souffre malheureusement de la comparaison.
The Department of Truth est une des séries les plus intéressantes de James Tynion IV du fait de son ambiance, son propos et son trait très iconoclaste. Pour toute personne avide de comprendre les mécanismes du complotisme et de la manipulation des masses, cette œuvre de pure science-fiction est un très bon support divertissant à la réflexion.
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