L
es récits relatant différents aspects de la Seconde Guerre mondiale sont légions. La plupart s’avèrent souvent très bien documentés, mais il s’agit en majorité de fictions où les faits sont davantage au service de la dramaturgie que du vécu ou du ressenti. Quelques titres tels que Amours Fragiles (Richelle/Beuriot, Casterman) ou Berlin (Jason Lutes, Delcourt), par exemple, ont proposé une approche plus psychologique de cette période. Aujourd’hui, l’inexorable disparition des derniers témoins directs rend urgente la collection des souvenirs de ces heures sombres. En Allemagne, mais pas seulement, une nouvelle génération d’auteurs.trices ont récemment publié des albums mettant la lumière au travers d'un prisme germanique du conflit, en se basant sur des anecdotes familiales. Aux excellents Lebensborn (Isabelle Maroger, Bayard Graphic) et L’Expert (Jennifer Daniel, Casterman) vient s’ajouter Colombusstraße, un imposant ouvrage signé par Tobi Dahmen.
Roman familial s’étalant sur une décennie et plus de cinq cents pages, Colombusstraße retrace l’existence du clan Dahmen, de bons catholiques aimant leur pays. Armé des lettres intimes, de photos et d’archives officielles, l’auteur narre simplement le devenir de Karl-Leo, Eberhard, Marlies et quelques autres de 1935 à 1945. Düsseldorf en plein renouveau économique qui finit en ruines fumantes, l’incrédulité face aux succès de la Blitzkrieg jusqu’à l’effondrement du front de l’Est et l'impensable arrivée des Alliés, le tout est raconté à hauteur d’hommes et de femmes. Comment ont-ils pu tomber dans le piège du National Socialisme ? Que savaient-ils des exactions de la Shoah ? Et plus prosaïquement, comment faisaient-ils pour vivre au jour le jour, sans remarquer les mensonges savamment orchestrés par le régime nazi ?
S'appuyant sur un scénario passablement touffu et une distribution généreuse, la lecture de cette somme exige une attention soutenue. De plus, malgré la richesse de son matériel documentaire, différents trous demeurent au sein de la chronologie et comme Dahmen ne veut rien inventer, des points restent parfois en suspens. C’est comme ça, il faut faire avec et aller de l’avant. En contrepartie, là où les informations sont disponibles, les descriptions se montrent tout bonnement formidables. L’isolement et la peur d’Eberhard dans la plaine russe où il comprend rapidement que tout est perdu. Les enfants constamment ballottés à gauche et à droite afin de les mettre en sécurité. La propagande qui s’insinue dans tous les aspects de la vie quotidienne et qui annihile les intellects les plus généreux. L'ensemble est présenté sans jugement ou tentatives d’excuses, avec une honnêteté de tous les instants.
L’ampleur et l’ambition de l’entreprise peut effrayer, ne vous laissez absolument pas impressionner et prenez tranquillement le temps d’arpenter Colombusstraße à votre rythme. Ces inconnus de l’autre côté du Rhin, cela aurait pu être vos propres grands-parents ou des cousins éloignés, peu importe : des gens comme tout le monde, pris dans une tourmente et un chaos inimaginable. Un édifiant et indispensable travail de mémoire.
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