L
a guerre n'en finit pas de finir. Les Allemands sont retranchés aux abords de Liège et les soldats alliés continuent de patauger dans une neige alourdie de boue épaisse. Le moral n'est pas bon. Une livraison inattendue pourrait changer la vie sur le front. Une énorme caisse est larguée d'un avion de ravitaillement. Si la toile de parachute est jaune, il s'agit de médicaments. Si elle est rouge, ce sont des munitions. Mais pour ce colis-là, elle est d'une autre couleur, et la caisse a une forme bizarre.
Cette mystérieuse livraison n'est autre qu'un Victory Vertical : un piano spécialement conçu pour supporter les conditions des champs de bataille, que ce soit dans l'hiver de la forêt ardennaise ou la chaleur suffocante de la jungle philippine. Très vite, la rumeur se répand comme une trainée de poudre. Les hommes se relayent, jouant Moonlight Serenade, Chattanooga Choo Choo et d'autres airs leur rappelant la maison.
Lorsque l'ennemi lance une offensive surprise, le sergent Brown refuse d'abandonner l'instrument. Avec l'aide de deux soldats, il dispose de deux jours pour le ramener et rejoindre son régiment. Passé ce délai, ils seront considérés comme déserteurs. Commence alors un périple difficile, à devoir porter la bête à bras d'homme sur des chemins défoncés tout en évitant les boches.
Un interlude fait référence à une courte pièce musicale entre deux parties plus importantes. Plus généralement, il évoque une période de transition. En effet, chaque note marque en effet une suspension dans le conflit. Cette odyssée inattendue semble occulter un instant le spectre des combats. Pourtant, l'horreur est toujours présente, tapie dans l'ombre.
Ce récit repose sur une anecdote véridique. L'armée américaine a effectivement fourni près de deux mille cinq cents pianos à ses troupes pour entretenir leur moral. Certaines pièces sont encore visibles dans des musées. Les autrices s'en sont emparées pour raconter une histoire qui s'écarte des sentiers battus. Elles livrent un récit intime et parfois onirique qui dénonce les horreurs de la guerre avec subtilité et nuances. Elles évitent l'écueil du manichéisme et célèbrent tout autant l'humanité qu'elles dénoncent les horreurs que cette dernière est capable de commettre. Ainsi, elles osent aborder un sujet rarement évoqué et extrêmement douloureux : celui des agressions sexuelles commises par les alliés lors de la campagne de libération. Elles mentionnent également la ségrégation que subissaient les afro-américains au sein même de l'armée ou encore rappellent que les soldats allemands étaient aussi de pauvres bougres qui, pour beaucoup, étaient simplement nés du mauvais côté de l'histoire.
Porté par un dessin épuré et par une bande-son dans laquelle se croisent Glenn Miller, Louis Armstrong ou encore Burt Ives, Interlude propose une fable poétique et sensible sur l'espoir et la place essentielle qu'occupe l'art dans la nature humaine.
Avec "Interlude", j'ai été directement touché par cette histoire insolite. Tellement originale qu'il fallait bien en faire un livre, donc merci à Céline Pieters et Célia Ducaju d'avoir sauté le pas ! Je ne savais pas que des pianos "militaires" avaient été commandés à Steinway par l'armée américaine pour remonter le moral des troupes. Si le récit se veut simple avec un seul arc narratif, il n'en reste pas moins très touchant et humain, tant les illustrations font résonner une certaine chaleur malgré l'aspect noir de la guerre et du froid.
Le trait de Ducaju manque un peu de précision et de détails pour rendre l'impression d'autant plus contemplative, suspendue et hors du temps. Mais au niveau de l'énergie insufflée, cela fonctionne bien avec une belle mise en couleur et des aplats qui viennent remplacer l'environnement, le paysage, le contexte pour se concentrer sur l'expressivité de l'illustration et l'humeur des personnages. Sympathique découverte.