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n 2022, Jean-Louis Tripp avait bouleversé les bédéphiles avec Petit frère, le touchant récit du dramatique accident dans lequel il avait perdu son frère. Les vannes de l’autobiographie et de l’introspection qui avaient déjà été bien ouvertes dans Extase ne devaient plus se refermer. Il revient aujourd’hui avec un nouvel opus sobrement intitulé Un père. En plus de retracer la trajectoire de son géniteur, Tripp en profite pour se raconter lui-même (c’était impossible de ne pas le faire) et de dresser un portrait général de l’humeur de la France des Trente Glorieuses. Ambitieux ? Oui, certainement, mais réalisé de main de maître par un des artistes les plus brillants du moment.
La relation entre Jean-Louis et son papa n’a jamais été très facile. C’est souvent le cas quand deux caractères entiers se côtoient. Prenant comme point de départ un rêve récurrent dans lequel il tue violemment son père, le co-auteur du Magasin Général passe en revue toute son existence pour relever les éventuels points de friction qui pourraient être à l’origine de ses «mauvaises» pensées subconscientes. Il demande également des précisions autour de lui, à sa mère et à son frère, en particulier. En effet, il faut se méfier des faux souvenirs ou des anecdotes devenues peu crédibles à force d’avoir été répétées. Oui, il y a bien eu des contrariétés, des colères et des injustices (toutes relatives). Cependant, globalement, le positif et les bons moments dominent. Les rigolades, l’éternel positivisme de cet instituteur (évidemment rouge) et son art pour arranger les pots cassés, etc., Francis Tripier-Mondancin était un personnage, avec ses qualités et ses défauts, comme tout le monde. D’ailleurs, au détour de discussions avec les acteurs de cette mini-comédie humaine, quelques lièvres sont soulevés et des squelettes de placard refont surface. Bouaf, c’était il y a longtemps, il y a prescription. En bon philosophe, le scénariste accepte son lot et offre par la même occasion le plus beau des hommages à Francis et aux siens.
Narration tendue, compositions remplies de texture et une mise en couleurs aussi admirable que pertinente, l’ouvrage est un délice à parcourir. Le dessinateur retranscrit avec talent l’ambiance et l’atmosphère de la seconde moitié du XXe siècle. Les endroits-clefs et chéris de sa vie, les routes de l’Hexagone des vacances en caravane, les pays frères, ceux de l’Est, tellement différents et qui finiront par ébranler la foi dans le communisme de ce clan de militants, chaque épisode s’enchaîne naturellement l'un après l'autre. Sans compter que chacun d'entre eux nourrit et renforce constamment le propos. Les chapitres sont entrecoupés d’illustrations-chocs sorties des cauchemars du principal intéressé. Ces virgules rappellent aux lecteurs que ce récit ne s’est pas fait tout seul et qu’il est le fruit d’un travail intérieur de tous les instants. Personne ne s’aventure si profondément en lui-même sans éprouver son capital psychique. C’est le prix à payer pour être en paix.
Plein, honnête et sans concession, Un père est une lecture habitée d’une générosité permanente. Sur le plan formel, l’album représente un modèle de rigueur d’un genre souvent décrié pour sa vacuité ou sa gratuité. Indispensable.
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