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out part d'un constat terrible. Il était pourtant planté devant les yeux de Lucille depuis bien trop longtemps, comme un éléphant au milieu de la pièce. Elle est en train de sombrer, inexorablement. Que lui arrive-t-il ? Quelles sont ces voix qui l'assaillent en permanence et lui répètent inlassablement qu'elle est une ratée ? Et, surtout, où est passée sa joie d'enfant ? Pour la retrouver, elle décide de se confronter à son passé, à la poursuite d'un cliché d'elle dans une petite robe bleue, mais aussi de son histoire familiale, qui se révèle lourde de silences et de non-dits.
L'autrice se livre à un jeu étrange, entre autobiographie et autofiction, s'inventant un double fictionnel qui lui permet d'interroger le passé. Elle commence par questionner sa mère, qui ouvre les premières portes d'un labyrinthe de faux-semblants. De fil en aiguille, elle redécouvre ce que fut son enfance. Elle prend conscience de l'alcoolisme et de la violence de son père, dont personne ne parlait comme pour conjurer son existence. Elle prend aussi conscience du mal-être profond de cet homme, rongé par des doutes et des douleurs qui lui ont été transmis par les générations précédentes. Elle comprend aussi que ce poids lui a été légué, sans qu'elle l'ait demandé, sans même qu'il y ait eu volonté de lui transmettre. Simplement, à force de ne pas les nommer, certains maux s'accrochent et empoisonnent une lignée.
Abîmes est construit comme une enquête intime qui s'articule autour de photographies. Derrière les apparences, les différents protagonistes décryptent ce qui se devine à peine, voire se dissimule complètement derrière l'image d'Épinal d'une famille "heureuse". Avec beaucoup de pudeur, Lucille Corbeille plonge dans les vérités enfouies, exhumant un passé complexe. De révélations en révélations, c'est toute une malédiction familiale qui se dessine, causée par les tabous, les désirs réprimés, un impossible équilibre consistant à faire oublier ses origines sans pour autant les renier. Pour préserver les apparences, tout passe par le contrôle et le refus de se dévoiler. Vivre ainsi est terrible, et cela laisse des traces qui continuent d'affecter les générations suivantes.
Par certains aspects, l'introspection à laquelle se livre l'héroïne rappelle celles d'Annie Ernaux dans La place, même si elle se place dans une temporalité différente.
Visuellement, l'ensemble démontre une vraie sensibilité grâce au choix d'un traitement délicat à l'aquarelle. Cette technique permet à la fois une grande précision, mais aussi de produire des ambiances éthérées, propices à l'exploration des souvenirs ou à traduire le léger flou qui marque l'usure du temps sur les clichés que s'échangent les personnages. Parmi les autres belles idées qui jalonnent ce livre, la narratrice apparaît d'abord sans visage, silhouette abîmée, toute remplie d'un vide qui la ronge. Au fur et à mesure qu'elle reconstitue le puzzle de ses origines, elle retrouve progressivement ses traits, traduisant ainsi sa renaissance.
Abîmes s'impose comme un récit fort, qui trouvera un écho personnel chez beaucoup de lecteurs.
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