Avec Ces lignes qui tracent mon corps (Casterman), Mansoureh Kamari signe un premier roman graphique à la croisée de l’intime et du politique. Née en Iran, aujourd’hui installée en France, elle explore les fractures de la mémoire, les silences de l’exil et la place des femmes dans une société où le patriarcat reste profondément ancré. Par un dessin dépouillé, presque fragile, elle redonne forme à ce qui s’efface : les visages, les souvenirs, les voix étouffées. Un livre fort et sensible, où la bande dessinée devient un espace de résistance et de transmission.
À quel moment avez-vous eu envie de raconter votre enfance en Iran ?
Mansoureh Kamari : Quand je suis arrivée en France, j’ai voulu immédiatement aller de l'avant et travailler sur l'aspect technique et artistique de mon travail. Au bout de quelques temps, j’ai décidé de poser pour une séance de modèle vivant, il y avait là une jeune femme étudiante en formation documentaire qui a décidé de me filmer en tant qu'artiste et modèle. Dans ce cadre, il y avait aussi des interviews consacrées à mon passé. Pour la première fois, je me suis rendu compte que j'avais beaucoup de mal à parler et à accepter ce passé. C’est ce qui m'a donné l'idée d'utiliser mon savoir artistique pour parler de tout ça à l'aide de l'image. Alors que l’écriture me paraissait trop directe, l’image m’a permis d’avoir du recul et d’évoquer plus facilement mon enfance en Iran.

Vous racontez que votre esprit s’évade pendant les poses pour aller à la rencontre d’événements vécus plus jeune…
M.K. : Pendant une séance de pose, je me sens apaisée dans une ambiance intime. J’ai l’impression effectivement que je me perds dans mes pensées en regardant, par exemple, les branches qui jouent à l’extérieur. Pourtant, le retour vers le passé s’est construit plus tard, au fur et à mesure...
Est-ce difficile de se dessiner nue ?
M.K. : Quand on dessine quelque chose, ça devient une forme d’Art en général. Pourtant, dans ce livre, j’avais aussi l'impression de parler de mon passé et ça a été beaucoup plus difficile pour moi de me dessiner. Je sais que je me montrais toute entière, de mon enfance à aujourd’hui, et que j’allais ainsi exposer toute ma vie, à travers le dessin. Au tout début de l’ouvrage, il y a des gros plans de mon corps, ce qui me donne l’impression de me présenter petit à petit aux lecteurs. C’est aussi le premier signal qui montre que je suis une femme. Puis, je mets en images ce qui passe par ma tête, et parle ainsi de mon esprit. C’est une mise à nue qui va bien au-delà du corps.
Des couleurs douces enveloppent le présent tandis que le gris et le noir peuplent le passé…
M.K. : Narrativement, c'était assez difficile de mettre le récit en place avec les nombreux retours dans le passé. Il fallait donc bien distinguer les deux époques. J'aime bien le noir et blanc, notamment au cinéma qui m’a beaucoup inspiré, parce qu’on peut pousser les contrastes. Pour les couleurs, j’ai voulu insister sur le rose et le rouge qui rappellent celles de la peau.
Le rouge est également utilisé pour sa représentation de l’interdit et de la violence...
M.K. : Oui, exactement. L’utilisation d’une couleur intense par rapport au contexte signifie forcément quelque chose et, dans le cas présent, le danger. Je voulais montrer l’intensité de ce que j’ai vécu.

Vous semblez avoir donné beaucoup d’importance à la représentation des mains qui symbolisent à la fois la transmission, les caresses, le travail mais aussi la violence…
M.K. : C’est complètement volontaire. L’Homme utilise les mains pour souligner son expressivité. Quand je parle, je les utilise beaucoup, elles montrent nos sentiments, nos angoisses, un peu comme avec les yeux. Avec les mains, on peut aussi toucher le monde autour de nous. En revanche, si un inconnu nous touche sans respect des barrières sociales, ça devient tout de suite une agression. En Iran justement, je me suis trouvée face à des gens qui ne comprenaient pas ou ne voulaient pas comprendre ces limites.
L’expressivité qui se dégage de vos personnages vient-elle également de votre travail dans l’animation ?
M.K. : Cela vient effectivement du cinéma d’animation, lui-même influencé par le cinéma. J'adore regarder les films, notamment le cinéma expressionniste en noir et blanc avec des plans serrés sur les yeux, les mains ou les visages.
Une expressivité qui passe par des grandes images plutôt que par des petites cases…
M.K. : Cette histoire est pour moi une sorte de thérapie et je souhaitais des plans très serrés sur mon visage pour être très proche de mes sentiments. De cette façon, le lecteur voit ce qu’il se passe autour de moi à travers mes yeux, un peu façon POV.
Hazara Blues, sorti récemment aux éditions Sarbacane, raconte l’histoire de Reza, jeune homme d’origine afghane, qui fuit l’Iran pour arriver en France à l’âge de 28 ans. Ce phénomène est-il courant ?
M.K. : Il y en a beaucoup. Dès l’enfance, plutôt chez les femmes, on réfléchit à cette possibilité de fuir, la pression masculine étant omniprésente. Dans mon cas, je n’avais aucun espace dans lequel je pouvais respirer, même dans ma famille. Néanmoins, nous sommes très attachés à notre culture et tout ça vient essentiellement du régime politique présent là-bas. En tant qu’artiste, avoir un espace de liberté dans lequel on peut s’exprimer est impossible.
Il est difficile de ne pas évoquer également Persépolis de Marjane Satrapi…
M.K. : J'ai beaucoup de respect pour elle, c’est la première femme iranienne à avoir raconté son histoire dans une bande dessinée. Je ne peux pas dire que c’est une influence directe mais Persépolis a ouvert une voie que j’ai eu envie de suivre. Ce que je raconte est assez différent. Elle vient d’une famille plus artistique, plus ouverte que la mienne et, ainsi, nos classes sociales étaient extrêmement différentes.
Autre différence, vous n’évoquez plus votre famille une fois arrivée en France…
M.K. : Oui, c'est un choix artistique. Le sujet de cet album est de me libérer d’un passé pour me retrouver libre aujourd’hui. Je ne voulais pas tout mélanger.

Quand vous êtes arrivée en France, le sentiment d’insécurité a-t-il immédiatement disparu ?
M.K. : C’est quelque chose que je ressens toujours, encore aujourd’hui... Je me sens totalement libre pour m’exprimer et je me sens plutôt confortable dans cette société. Pourtant, dans ma tête, ce n’est pas le cas. Je pense que tout ce passé m’a vraiment brisée. J'essaye chaque jour avec mon Art de retrouver ma confiance.
Le patriarcat se manifeste-t-il différemment en France et en Iran ?
M.K. : Il y a une très grosse différence. En Iran, le patriarcat est ancré dans notre culture car il est soutenu par la loi. La majorité des gens pensent qu'ils ont le droit de se comporter de cette façon. En France, de tels actes sont répréhensibles par la loi et il peut y a voir des conséquences.
Depuis votre départ d’Iran il y a quatorze ans, les choses ont-elles évoluées ?
M.K. : Pas vraiment en ce qui concerne les lois et, même si les gens là-bas essayent d’évoluer, cela reste très difficile. Ce qui change, ce sont sans doute les conséquences d’un accès plus facile à internet, le fait que la population puisse avoir des informations extérieures et ne plus vivre en huis-clos. Je pense que les femmes en Iran sont maintenant plus cultivées et que les mouvements de liberté qui parfois se dressent sont issus de ce phénomène.
Et chez les hommes ?
M.K. : Beaucoup d’hommes ont également participé à ces mouvements. Néanmoins, comme je le disais, tout changement est extrêmement difficile tant le patriarcat est ancré dans les mœurs et dans la société.
Sur la couverture, la douceur du visage contraste avec la violence du texte en langue iranienne…
M.K. : Avec mon éditrice, nous avons eu très vite l’idée d’utiliser la calligraphie sur la couverture. Enfant, j’ai grandi avec ces phrases violentes, qui n’ont pas d’équivalent pour les hommes, alors même qu’elles sont très belles visuellement. Dans le même esprit, les femmes sont vues comme des êtres sages qui doivent aller au paradis et que, pourtant, on rabaisse constamment. Ce sont tous ces contrastes et ces contradictions qui font partie de la culture iranienne et que j’ai voulu représenter sur la couverture.
Prête pour un autre projet ?
M.K. : J'ai déjà d'autres idées pour le deuxième livre et c'est accepté. Ce sera une fiction mais dont le sujet sera une nouvelle fois les femmes iraniennes.





