
Avec Punk à sein, Magali Le Huche signe un récit intime, à la fois cru et tendre, sur la maladie, la peur, et la force vitale qui surgit quand tout vacille. Après avoir exploré ses angoisses dans Nowhere Girl, l’autrice se confronte ici à un autre tabou : le cancer du sein, vécu à travers le prisme de son humour, de son dessin et d’une lucidité désarmante. Dans cet entretien, elle revient sur la genèse de ce livre coup-de-poing, sur la manière dont elle transforme la douleur en création, et sur ce que signifie, pour elle, être punk quand on affronte la fragilité du corps.
Le stress précédant les quelques jours avant la sortie de Punk à sein a-t-il été différent de celui des autres albums ?
Magali Le Huche: J’avais même carrément le trac ! C’est une histoire qui a eu lieu il n’y a pas si longtemps que ça et qui relève de l’intime. Dans Nowhere Girl, le temps avait déjà fait son travail et, même si je fouille dans mes souvenirs, ce n’est pas du tout la même chose. J’espère que j’ai trouvé dans Punk à sein le bon dosage, que l’album reste assez pudique même si j’ai transformé évidemment certains éléments pour en faire une histoire. J’avais aussi le trac pour toutes les futures lectrices qui sont aussi passées par là et qui n’ont pas vécu exactement la même chose que moi. Comme le rappelle Claire Simon dans son documentaire Notre corps, chaque malade a son histoire, la sienne, et parfois, ça peut être compliqué de recevoir l'histoire des autres. J’ai eu envie de faire cette bande dessinée non pas pour montrer des médailles, mais au contraire pour être dans une forme de solidarité et susciter le dialogue et les échanges... et pour parler de Joe Strummer, évidemment !
À quel moment avez-vous décidé d’évoquer votre cancer dans une bande dessinée ?
M.L.H. : J’ai appris que j'avais un cancer au moment où je faisais les crayonnés de Nowhere Girl, plus précisément quand mon moi d’avant ne voulait pas que ses seins poussent. J’ai trouvé ça complètement dingue. Ce que j'aime dans la littérature de jeunesse, c'est qu’on raconte la vie et le monde avec décalage et j'ai l'impression que j'ai besoin de faire tout le temps ça. Donc, dès que j'ai appris que j'avais ce cancer, j'ai eu très vite envie de tenir un carnet de dessins. Ce qui m'a aidé à vivre et à rendre supportable la maladie, c'est que je me racontais des choses en déformant la réalité.
Cette annonce a-t-elle modifiée votre façon d’appréhender Nowhere Girl ?
M.L.H. : : Cela m’a donné un vrai coup de boost, je me suis vraiment dit qu’il fallait que je termine cette bande dessinée avant qu’il ne m’arrive quelque chose. Je fouillais dans des souvenirs que j'avais un peu mis de côté, comme l'adolescence, la phobie scolaire, à un moment où il se passait quelque chose d’un peu terrible dans ma vie et où soudain l'idée de ne plus exister était réelle et proche. Donc oui, ça a évidemment modifié ma façon de réaliser cette bande dessinée.
Le trait d’union entre Nowhere Girl et Punk à sein sont les Beatles, omniprésents dans le premier album et en clin d’œil au début du deuxième…
M.L.H. : J'adore la musique qui m'accompagne en général dans des périodes bien précises. Mais qu'on soit bien d'accord, jamais je ne laisserai tomber Les Beatles ! Concernant Clash, je m'entends encore vraiment dire que le punk est quelque chose que je ne comprends pas. Bien sûr, je connaissais l’album London Calling mais j’entendais sans vraiment l’écouter. J’ai l’impression que la musique vient comme une sorte de coup de foudre à des moments précis où, tout d'un coup, on est ouvert à quelque chose. Et ça m'a vraiment fait ça avec Clash et Joe Strummer en particulier pour sa voix, son histoire, sa rage, son humour, cette façon d'être prêt à en découdre… C’est tombé à un moment où il fallait que ça vienne me donner des petites claques, comme une voix qui me disait : tu as rêvé avec les Beatles mais maintenant, tu n’as pas le choix, il va falloir que tu ailles au combat !
Jusqu’à inclure dans Punk à sein la bio de Joe Strummer…
M.L.H. : Je pense que c'est ce que j'avais besoin de faire à ce moment-là, de déplacer le sujet. L’urgence était là, il fallait absolument que je parle de Joe Strummer, que je découvre tout sur lui et ça m’a donné une occupation réelle, une vraie raison de vivre.
Autre moment d’humour : la vie d’après des seins coupés…
M.L.H. : Je ne suis pas médecin et donc pas très terre à terre sur le sujet, je me suis donc mise à imaginer plein de choses. La veille de l'opération, je me suis vraiment demandée ce qu’allait devenir mon sein et j’ai eu besoin de faire une petite photo de famille avant qu’un de ses membres s’en aille… Il m'arrive de regarder cette photo et d’y voir quelque chose que j’ai perdu, pour lequel j’étais très attachée, en pensant notamment à mes périodes d’allaitement. Des moments où j’étais aussi moins sympa avec eux, quand je ne voulais pas qu’ils poussent… C’est une maladie qui touche à l'image de la féminité, de la maternité, quelque chose de symboliquement très douloureux même si ce n’est pas le cancer le plus tueur d’entre eux.
Une autre coïncidence évoquée dans l’album, la succession de votre grand-mère, également atteinte plus jeune d’un cancer du sein, tombe le même jour que celui de votre opération…
M.L.H. : : Oui, c'est dingue ! Le lendemain de mon opération, j'ai reçu ce mail m'annonçant que j'avais hérité de 500 €…
Une des images fortes de l’album est le moment précis où vous apprenez votre maladie et où vous vous liquéfiez au sens propre du terme…
M.L.H. : J’ai encore l'image qui m'est arrivée en tête quand je repense à ce moment… J’étais totalement paumée dans la rue et c'est là où je me suis d'ailleurs dit qu’il ne faut jamais aller seul dans ce genre de rendez-vous... On essaie de faire bonne figure face à la gynécologue, qui était adorable. Elle me donne sa carte de visite en me demandant de la tenir au courant. Et après, c’est le blackout… Je n'étais pas si loin de chez moi, mais je ne savais plus où j'habitais. Je me souviens avoir commandé un Uber qui n'arrivait pas et de l'avoir annulé. J'étais perdue. Je ne voulais même pas appeler ma mère pour lui annoncer. Tout ça est résumé graphiquement par l’image de la flaque, je n’étais plus dans mon corps…
C’est à ce moment qu’apparaît une forme sombre et inquiétante qui va évoluer autour de vous tout au long de la maladie…
M.L.H. : Cette idée est venue petit à petit. Au début, j’ai essayé des bulles d’idées mais c’était trop bavard. J’ai opté pour quelque chose de plus graphique. Aujourd’hui, je me dis que c'est évident, cette espèce de forme qui est là et qui rappelle qu’à tout moment je peux ne plus exister. Cette forme représente l'idée de la mort et je pense que c'est quelque chose qu'on partage toutes, indépendamment de nos protocoles tous différents, avec les autres copines que j'ai rencontrées. C'est ça le plus dur à gérer en fin de compte.
Avez-vous été étonnée justement par cet élan de solidarité qui se dégage dès que vous évoquez le cancer avec d’autres malades ?
M.L.H. : Je pense qu'on a été toutes un peu surprises. Pour Anna, par exemple, on habitait le même quartier et on ne se connaissait pas vraiment bien. On avait nos enfants dans la même école et je suis allée la voir en lui disant que j'avais un cancer du sein comme elle. On a vraiment eu une réaction de joie… Guillemette est aussi quelqu'un de très drôle et c'est comme si tout d'un coup ça nous donnait une possibilité d'en rire et de souffler… On ne se connaissait pas très bien et, soudain, quelque chose nous a reliées très fort. Il y a aussi une forme d'admiration les unes envers les autres avec l’envie permanente de se soutenir.
Elles vous ont donc donné la permission de raconter leur histoire dans l’album…
M.L.H. : Oui, c'était super de leur part. Elles m'ont vraiment fait confiance. Ce sont vraiment leurs mots et j’étais très émue de les écouter, c’était tellement bien raconté… Je suis vraiment reconnaissante parce que ce n’était pas simple non plus pour elles de se replonger là-dedans, en me donnant tous les détails de leurs états d’âme.
Ont-elles vu l’album avant sa sortie officielle ?
M.L.H. : Je leur avais envoyé évidemment les crayonnés pour qu'elles les valident. Quand elles ont eu l’album entre les mains, j'ai l'impression qu'elles ont été très émues.
L’un des chapitres s’intitule Le jour où j'ai rangé mon corps à côté de moi…
M.L.H. : C’est un sentiment qu’on a toutes partagé. Je parlais tout le temps de mes seins à tout le monde, et c’est comme si ce n'était pas moi, que j’évoquais quelque chose d'autre près de moi. C'était nécessaire de mettre mon corps un peu à côté. La menace plane au-dessus de nous et le fait de dissocier ce corps malade me permettait d'en parler de manière beaucoup plus libérée.
Avez-vous gardé longtemps cette image ancrée en vous ?
M.L.H. : Le processus a été très long. J’ai subi deux mastectomies et l'hormonothérapie. Même si je m’estime relativement chanceuse, parce que je n’ai pas eu de chimio, j'ai eu un espèce de contrecoup qui peut s’apparenter à un deuil et j’ai dû accepter cette vie nouvelle avec ce traumatisme du corps meurtri. Je sais que sans la médecine, je ne serais plus là sachant que beaucoup de mes connaissances ont elles aujourd’hui disparu… Il y a une forme d'injustice. J’ai l'impression d’être constamment dans une phase reconstruction. Les prothèses me soulagent et m’aident à vivre mais ce n’est plus vraiment moi, ce n’est pas naturel. Je serai à jamais une femme aux seins coupés.
Autant le milieu médical semble compréhensif et chaleureux pendant la période de soins, autant la phase de reconstruction est montrée beaucoup plus froide et distante avec les patients…
M.L.H. : J’ai eu beaucoup de chance que ce soit avec le chirurgien, l'oncologue, tout le personnel hospitalier. J’ai été extrêmement bien accompagnée et je suis encore aujourd’hui touchée quand je repense à l’aide que j’ai reçue des infirmières. Pour la reconstruction, c'était un choix et j'ai parfois été un peu refroidie par le regard qu'on porte sur mon projet. J’évoque notamment un spécialiste qui m'a demandé de me déshabiller derrière son bureau et il fallait aller vite parce qu’il était très demandé. C'était gênant… Et pourtant, je pense que la reconstruction fait partie intégrante de ma guérison. J’ai rencontré un chirurgien oncologue, Krishna Clough, qui a vraiment compris ça et ça m’a fait beaucoup de bien.
Avez-vous trouvé le titre de l’album très vite ?
M.L.H. : Je dois ce titre à une amie, Charlotte, qui a eu aussi un cancer du sein et qui m'a envoyé un jour un texto en me disant : « Salut ma p'tite punk à seins ». Et justement, j'étais en train de chercher un titre à cette BD. Je voulais l'appeler Boobs Burning, mais ça n’aurait parlé à personne si on ne connaît pas la chanson London Burning. Je lui ai demandé la permission d’utiliser ce texto pour en faire un titre et elle m’a dit oui tout de suite. Je me sens moi-même complètement comme ça. Je revendique quelque chose d’un peu trash, dégoûtant. J'ai l'impression de vivre un peu en marge de ce qu'on attendrait de moi en tant qu’image de la femme que l’on peut avoir. Cela fait très punk !